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employé d’hôtel, étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l’un après l’autre ces deux jeunes gens était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ; que tous trois ressemblaient un peu à l’éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu’étaient les yeux de M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m’avait effrayé le premier jour à Balbec ? Ou que son amour pour Morel ayant modifié le type qu’il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent ? Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n’avait jamais existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations d’amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu’il pût avoir auprès d’eux l’illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu’en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l’on ne savait que l’amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l’être que nous aimons, mais parfois jusqu’au sacrifice de notre désir lui-même qui, d’ailleurs, est d’autant moins facilement exaucé que l’être que nous aimons sent que nous aimons davantage. Ce qui enlève aussi à une telle supposition l’invraisemblance qu’elle semble avoir au premier abord (bien qu’elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de Saint-