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de profonde pitié : « Julot, un maquereau ! C’est-à-dire qu’il dit qu’il est un maquereau. Mais il n’est pas foutu de l’être. Moi je l’ai vu payer sa femme, oui, la payer. C’est-à-dire que je ne dis pas que Jeanne l’Algérienne ne lui donnait pas quelque chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en maison, qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que cinq francs ! il faut qu’un homme soit trop bête. Et maintenant qu’elle est sur le front, elle a une vie dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu’elle veut ; eh bien, elle ne lui envoie rien. Ah ! un maquereau, Julot ? Il y en a beaucoup qui pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement ce n’est pas un maquereau, mais à mon avis c’est même un imbécile. » Le plus vieux de la bande, et que le patron avait sans doute, à cause de son âge, chargé de lui faire garder une certaine tenue, n’entendit, étant allé un moment jusqu’aux cabinets, que la fin de la conversation. Mais il ne put s’empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de l’effet qu’elle avait dû produire sur moi. Sans s’adresser spécialement au jeune homme de vingt-deux ans qui venait pourtant d’exposer cette théorie de l’amour vénal, il dit, d’une façon générale : « Vous causez trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci. Vous savez que si le patron rentrait et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content. » Précisément en ce moment on entendit la porte s’ouvrir et tout le monde se tut croyant que c’était le patron, mais ce n’était qu’un chauffeur d’auto étranger auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de montre superbe qui s’étalait