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que je pense bien ne pas être tué », répondait à un vœu que je n’avais pas entendu, un autre qui, à ce que je compris, repartait le lendemain pour un poste dangereux. « Par exemple, à vingt-deux ans, en n’ayant encore fait que six mois, ce serait fort », criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et comme si le fait de n’avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances de ne pas être tué, et que ce dût être une chose impossible qu’il le fût. « À Paris c’est épatant, disait un autre ; on ne dirait pas qu’il y a la guerre. Et toi, Julot, tu t’engages toujours ? — Pour sûr que je m’engage, j’ai envie d’aller y taper un peu dans le tas à tous ces sales Boches. — Mais Joffre, c’est un homme qui couche avec les femmes des Ministres, c’est pas un homme qui a fait quelque chose. — C’est malheureux d’entendre des choses pareilles, dit un aviateur un peu plus âgé en se tournant vers l’ouvrier qui venait de faire entendre cette proposition ; je vous conseillerais pas de causer comme ça en première ligne, les poilus vous auraient vite expédié. » La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d’en entendre davantage, et j’allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir : « C’est épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne sais pas trop où il trouvera des chaînes. — Mais puisque l’autre est déjà attaché. — Il est attaché bien sûr, il est attaché et il ne l’est pas, moi je serais attaché comme ça que je pourrais me détacher. — Mais le cadenas est fermé. — C’est entendu qu’il est fermé, mais ça peut s’ouvrir à la rigueur. Ce qu’il y a, c’est que les chaînes