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un très vieux Monsieur, d’autant plus qu’il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes qu’affectionne Norpois. » Je savais, du reste, qu’en rentrant chez lui M. de Charlus ne cessait pas pour cela d’être au milieu des soldats, car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de son bon cœur.

Il faisait une nuit transparente et sans un souffle. J’imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il resta en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelque temps à me la malaxer, eût dit jadis Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu’elles n’avaient point perdue. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans doute ne faire que voir le Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré. Mais, dans ces deux cas, le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. « Est-ce que tout l’Orient de Decamps, de Fromentin, d’Ingres,