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M. de Charlus. « Vous avez tort, lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu’elle ne sera pas attaquée), par coquetterie ? » Alors le violoniste, tordant son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnant : « Non, ce n’est pour rien de tout cela, la vertu je m’en fous ; la méchanceté, au contraire je commence à le plaindre ; ce n’est pas par coquetterie, elle serait inutile ; ce n’est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces, non, ce n’est à cause de rien de tout cela ; c’est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c’est, c’est... c’est... par peur ! » Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai que je ne le comprenais pas. « Non, ne me demandez pas, n’en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne le connaissez pas du tout. — Mais quel tort peut-il vous faire ? il cherchera, d’ailleurs, d’autant moins à vous en faire qu’il n’y aura plus de rancune entre vous. Et puis, au fond, vous savez qu’il est très bon. — Parbleu si, je le sais qu’il est bon ! Et la délicatesse et la droiture. Mais laissez-moi, ne m’en parlez plus, je vous en supplie, c’est honteux à dire, j’ai peur ! » Le second fait date d’après la mort de M. de Charlus. On m’apporta quelques souvenirs qu’il m’avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s’était rétabli avant de tomber plus tard dans l’état où nous le verrons le jour d’une matinée chez la princesse de Guermantes — et la lettre, restée dans un coffre avec les objets qu’il