Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/146

Cette page n’a pas encore été corrigée

mer après une tempête il n’avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d’astres, d’errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s’insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces « étoiles nouvelles ». M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus s’empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu’à ses autres penchants tout en niant l’une comme les autres : « D’ailleurs j’ajoute que j’admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu’il faut. Mais ce sont des héros tout simplement. Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils qu’ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent sur eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? » J’avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m’ayant donné l’habitude, pour mon travail, de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu’il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d’un canon dont on est persuadé qu’il ne vous frappera pas ce jour-là ? D’ailleurs formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible n’ajoutèrent pour moi rien de tragique à l’image que je me faisais du passage des aéronefs allemands jusqu’à ce que j’eusse vu de l’un d’eux ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d’un ciel agité, d’un aéroplane que, bien que je le susse meurtrier, je n’imaginais que stellaire et céleste, j’eusse vu