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un servant, bien qu’ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est et quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient pour la première fois et sera peut-être tué demain. Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l’auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu’on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah ! ils ne savaient pas comme moi la force de l’Allemagne, la vertu de la race prussienne, dit-il en s’oubliant — et puis, remarquant qu’il avait trop laissé voir son point de vue — ce n’est pas tant l’Allemagne que je crains pour la France que la guerre elle-même. Les gens de l’arrière s’imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n’a aucun rapport. C’est une maladie qui quand elle semble conjurée sur un point reprend sur un autre. Aujourd’hui Noyon sera délivré, demain on n’aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait tranquille et accepterait au besoin une balle qu’il n’imagine pas s’affolera parce qu’il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un chef-d’œuvre unique comme Reims par la qualité n’est pas tellement ce dont la disparition m’épouvante, c’est surtout de voir anéantis une telle quantité d’ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant. » Je pensai aussitôt à Combray et qu’autrefois j’aurais cru me diminuer