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François-Joseph qu’ils vénéraient, avec raison, je peux vous le dire, moi qui l’ai beaucoup connu et qu’il veut bien traiter en cousin. Ah ! je ne lui ai pas écrit depuis la guerre, ajouta-t-il comme avouant hardiment une faute qu’il savait très bien qu’on ne pouvait blâmer. Si, la première année, et une seule fois. Mais qu’est-ce que vous voulez, cela ne change rien à mon respect pour lui, mais j’ai ici beaucoup de jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui trouveraient, je le sais, fort mauvais que j’entretienne une correspondance suivie avec le chef d’une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous ? me critique qui voudra, ajouta-t-il, comme s’exposant hardiment à mes reproches, je n’ai pas voulu qu’une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à Vienne. La plus grande critique que j’adresserais au vieux souverain, c’est qu’un seigneur de son rang, chef d’une des maisons les plus anciennes et les plus illustres d’Europe, se soit laissé mener par ce petit hobereau, fort intelligent d’ailleurs, mais enfin par un simple parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n’est pas une des anomalies les moins choquantes de cette guerre. » Et comme, dès qu’il se replaçait au point de vue nobiliaire, qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d’extraordinaires enfantillages, il me dit du même ton qu’il m’eût parlé de la Marne ou de Verdun qu’il y avait des choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre celui qui écrirait l’histoire de cette guerre. « Ainsi, me dit-il, par exemple, tout le monde est si ignorant que personne n’a fait remarquer cette chose si marquante : le grand maître de l’ordre de Malte, qui est un pur boche, n’en continue pas moins de vivre à Rome où il jouit, en tant