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découvert. Et alors il ne croyait pouvoir s’en tirer qu’en exagérant dans des proportions ridicules la tristesse réelle qu’il avait de peiner Gilberte. Il arrivait à Tansonville obligé, disait-il, de repartir le lendemain matin pour une affaire avec un certain Monsieur du pays qui était censé l’attendre à Paris et qui, précisément rencontré dans la soirée près de Combray, dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel Robert avait négligé de le mettre, en disant qu’il était venu dans le pays se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d’ici là. Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fin de Gilberte, se dépêtrait — en l’insultant — du gaffeur, rentrait avant sa femme, lui faisait remettre un mot désespéré où il lui disait qu’il avait fait un mensonge pour ne pas lui faire de peine, pour qu’en le voyant repartir pour une raison qu’il ne pouvait pas lui dire elle ne crût pas qu’il ne l’aimait pas (et tout cela, bien qu’il l’écrivît comme un mensonge, était en somme vrai), puis faisait demander s’il pouvait entrer chez elle et là, moitié tristesse réelle, moitié énervement de cette vie, moitié simulation chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s’inondait d’eau froide, parlait de sa mort prochaine, quelquefois s’abattait sur le parquet comme s’il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans quelle mesure elle devait le croire, le supposait menteur à chaque cas particulier, et s’inquiétait de ce pressentiment d’une mort prochaine, mais pensait que d’une façon générale elle était aimée, qu’il avait peut-être une maladie qu’elle ne savait pas, et n’osait pas à cause de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses voyages. Je comprenais, du reste, d’autant moins pourquoi il se