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connue ; une gravité consciente d’elle-même baignait les yeux, où elle était teintée d’une bienveillance nouvelle qui s’inclinait vers chacun. Et comme, malgré tout, une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j’admirais la force de renouvellement original du temps qui, tout en respectant l’unité de l’être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d’un même personnage, car, beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d’assez mauvais portraits d’eux-mêmes réunis dans l’exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l’un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard de tel autre. Comparant ces images avec celles que j’avais sous les yeux de ma mémoire, j’aimais moins celles qui m’étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir. À chaque personne et devant l’image qu’elle me montrait d’elle-même j’aurais voulu dire : « Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n’est pas vous. » Je n’aurais pas osé ajouter : « Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. » En effet, c’était un nez nouveau et familial. Bref, l’artiste le Temps avait « rendu » tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient reconnaissables, mais ils n’étaient pas ressemblants, non parce qu’il les avait flattés, mais parce qu’il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d’Odette, dont, le jour où j’avais pour la première fois vu Bergotte, j’avais aperçu l’esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le temps l’avait enfin poussée jusqu’à la plus parfaite ressemblance, comme on le verra tout à l’heure, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une œuvre et