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vité », me dit-il, comme si j’étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente, de mes souvenirs, que j’appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu’il était rendu méconnaissable par l’adjonction d’énormes poches rouges aux joues qui l’empêchaient d’ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n’osant regarder cette sorte d’anthrax dont il me semblait plus convenable qu’il me parlât le premier. Mais comme, en malade courageux, il n’y faisait pas allusion et riait, j’avais peur d’avoir l’air de manquer de cœur en ne lui demandant pas, de tact en lui demandant ce qu’il avait. Mais « ils ne vous viennent pas plus rarement avec l’âge ? » me demanda-t-il, en continuant à parler de mes étouffements. Je lui dis que non. « Ah ! pourtant, ma sœur en a sensiblement moins qu’autrefois », me dit-il, d’un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa sœur, et comme si l’âge était un de ces remèdes dont il n’admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme  de Gaucourt, qu’ils ne me fussent pas salutaires. Mme  de Cambremer-Legrandin s’étant approchée, j’avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n’osais pas cependant parler de ça le premier. « Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. — Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. — Mais comme vous voyez. » Elle ne s’était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n’était autre qu’un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l’épaississant si progressivement que la marquise n’en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m’informer tout bas auprès de quelqu’un si la mère du marquis vivait