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merveilleux artifices de toilette et d’esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s’incarnait le Génie protecteur de la famille Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » Et, dans mon amour-propre de jeune homme de Combray qui ne m’étais jamais compté à aucun moment comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie mystérieuse qu’on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même titre que M. de Bréauté, que M. de Forestelle, que Swann, que tous ceux qui étaient morts, j’aurais pu en être flatté, j’en étais surtout malheureux. « Son plus vieil ami ! me dis-je, elle exagère ; peut-être un des plus vieux, mais suis-je donc… » À ce moment un neveu du prince s’approcha de moi : « Vous qui êtes un vieux Parisien », me dit-il. Un instant après on me remit un mot. J’avais rencontré, en arrivant, un jeune Létourville, dont je ne savais plus très bien la parenté avec la duchesse mais qui me connaissait un peu. Il venait de sortir de Saint-Cyr, et, me disant que ce serait pour moi un gentil camarade comme avait été Saint-Loup, qui pourrait m’initier aux choses de l’armée, avec les changements qu’elle avait subis, je lui avais dit que je le retrouverais tout à l’heure et que nous prendrions rendez-vous pour dîner ensemble, ce dont il m’avait beaucoup remercié. Mais j’étais resté trop longtemps à rêver dans la bibliothèque et le petit mot qu’il avait laissé pour moi était pour me dire qu’il n’avait pu m’attendre et me laisser son adresse. La lettre de ce camarade rêvé finissait ainsi : « Avec tout le respect de votre petit ami, Létourville. » « Petit ami ! » C’est ainsi qu’autrefois j’écrivais aux gens qui avaient