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c’était comme un acteur qui rentre une dernière fois sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats de rire. Si je ne lui en voulais plus, c’est parce qu’en lui, qui avait retrouvé l’innocence du premier âge, il n’y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu’il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d’avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu’il n’y eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu’ils fussent obligés, pour arriver jusqu’à nous, de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu’ils changeaient en route absolument de sens et que M. d’Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d’exprimer encore qu’il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité invitante. C’était trop de parler d’un acteur, et, débarrassé qu’il était de toute âme consciente, c’est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait, comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d’exemple d’histoire naturelle. Un guignol de poupées que, pour identifier à ceux qu’on avait connus, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d’esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder, en même temps qu’avec les yeux, avec la mémoire. Un guignol de poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, de poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable d’Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu’il