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le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. » Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n’est-elle pas celle-ci : « Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum, non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse. » Un des chefs-d’œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et « le gazouillement de la grive ». Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C’est le poète lui-même qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontairement, dans l’odeur d’une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront « l’azur du ciel immense et rond » et « un port rempli de voiles et de mâts ». J’allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble et me donner par là l’assurance que l’œuvre que je n’avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l’effort que j’allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l’escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d’une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j’avais assisté autrefois