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qu’on appelle « Tout-Paris » pour Paris, et pour la campagne « Annuaire des Châteaux » ; — nous avions distraitement entendu dire par telle belle fille qui nous était devenue indifférente qu’il lui faudrait aller voir quelques jours sa sœur dans le Pas-de-Calais. Nous avions aussi distraitement pensé autrefois que peut-être bien la belle fille avait été courtisée par M. E. qu’elle ne voyait plus jamais, car plus jamais elle n’allait dans ce bar où elle le voyait jadis. Que pouvait être sa sœur ? femme de chambre peut-être ? Par discrétion nous ne l’avions pas demandé. Et puis voici qu’en ouvrant au hasard l’Annuaire des Châteaux, nous trouvons que M. E. a son château dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque. Plus de doute, pour faire plaisir à la belle fille il a pris sa sœur comme femme de chambre, et si la belle fille ne le voit plus dans le bar, c’est qu’il la fait venir chez lui, habitant Paris presque toute l’année, mais ne pouvant se passer d’elle, même pendant qu’il est dans le Pas-de-Calais. Les pinceaux, ivres de fureur et d’amour, peignent, peignent. Et pourtant, si ce n’était pas cela ? Si vraiment M. E. ne voyait plus jamais la belle fille mais, par serviabilité, avait recommandé la sœur de celle-ci à un frère qu’il a, habitant, lui, toute l’année le Pas-de-Calais ? De sorte qu’elle va même peut-être par hasard voir sa sœur au moment où M. E. n’est pas là, car ils ne se soucient plus l’un de l’autre. Et à moins encore que la sœur ne soit pas femme de chambre dans le château ni ailleurs, mais ait des parents dans le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant ces dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu’importe ? celle-ci, cachée dans les feuillets de l’Annuaire des Châteaux, est venue au bon moment, car maintenant le vide qu’il y avait dans la toile est comblé. Et tout se compose bien, grâce à la présence suscitée par la jalousie de la belle fille dont déjà nous ne sommes plus jaloux et que nous n’aimons plus.