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raient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour nous déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d’un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d’un contrôleur d’omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j’avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme  de Guermantes, d’Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l’impression avec laquelle il a coïncidé d’abord et de laquelle il s’éloigne de plus en plus ? L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite à ce qu’il lit toute sa généralité. Si M. de Charlus n’avait pas donné à l’« infidèle » sur qui Musset pleure dans la Nuit d’Octobre ou dans le Souvenir le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait accès aux vérités de l’amour. L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf et ne lui présenter ainsi qu’un verre trouble, avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d’autres particularités (comme l’inversion) peuvent faire que le lecteur ait besoin de lire d’une certaine façon pour bien lire ;