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délivrance, à la mort. Pourtant, si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n’avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres, mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n’était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé pour elle. Quand il s’agit d’écrire, on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensonges-là que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu’elles doivent être l’une de l’autre, l’heure de la vérité a sonné avant l’heure de la mort.

De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m’avaient-elles pas permis, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes, ou pour Albertine, que l’amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l’amour ; celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n’aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouve-