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où on souffre, si la vocation s’est enfin réalisée, dans les heures où on travaille on sent si bien l’être qu’on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu’on arrive à l’oublier par instants et qu’on ne souffre plus de son amour, en travaillant, que comme de quelque mal purement physique où l’être aimé n’est pour rien, comme d’une sorte de maladie de cœur. Il est vrai que c’est une question d’instants, et que l’effet semble être le contraire si le travail vient plus tard. Car lorsque les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, se sont réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée, si nous nous mettons alors à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même, à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas, la littérature, recommençant le travail défait de l’illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n’existaient plus. Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n’est même pas exempte d’une certaine joie. Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car, s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue. Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu’en devenant général et si l’esprit ment à soi-même, à l’idée que même les êtres qui furent le plus chers à l’écrivain n’ont fait, en fin de compte, que poser pour lui comme chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche,