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pratiquons nous-mêmes, en un mot tout ce que nous n’avons cessé, chaque fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l’être aimé, mais même, en attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-mêmes, quelquefois à haute voix, dans le silence de notre chambre troublé par quelques : « non, vraiment, de tels procédés sont intolérables » et « j’ai voulu te recevoir une dernière fois et ne nierai pas que cela me fasse de la peine », ramener tout cela à la vérité ressentie dont cela s’était tant écarté, c’est abolir tout ce à quoi nous tenions le plus, ce qui, seul à seul avec nous-mêmes, dans des projets fiévreux de lettres et de démarches, fut notre entretien passionné avec nous-mêmes.


Même dans les joies artistiques, qu’on recherche pourtant en vue de l’impression qu’elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous permet d’en éprouver le plaisir sans le connaître, jusqu’au fond et de croire le communiquer à d’autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d’une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue : le petit sillon qu’une phrase musicale ou la