Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient davantage la France que tous ceux de la Révolution. L’anatomie n’est peut-être pas ce que choisirait un cœur tendre, si l’on avait le choix. Ce n’est pas la bonté de son cœur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos les Liaisons Dangereuses, ni son goût pour la bourgeoisie, petite ou grande, qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Madame Bovary et de l’Éducation Sentimentale. Certains disaient que l’art d’une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu’elle serait courte. Le chemin de fer devait aussi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l’automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.

Une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d’un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d’une lointaine nuit d’été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément — rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui — rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes