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qui n’ont plus le même pouvoir de résurrection. Et si j’avais encore le François le Champi que maman sortit un soir du paquet de livres que ma grand’mère devait me donner pour ma fête, je ne le regarderais jamais ; j’aurais trop peur d’y insérer peu à peu de mes impressions d’aujourd’hui couvrant complètement celles d’autrefois, j’aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent que, quand je lui demanderais de susciter une fois encore l’enfant qui déchiffra son titre dans la petite chambre de Combray, l’enfant, ne reconnaissant pas son accent, ne répondît plus à son appel et restât pour toujours enterré dans l’oubli.



L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique, si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme « bons pour des oisifs » ; or, j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard, un art, populaire par la forme, eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l’artiste (en l’espèce le Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il étudie les lois de l’Art, institue ses expériences et fait ses découvertes, aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose — fût-ce à la patrie — qu’à la vérité qui est devant lui. N’imitons