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distraitement l’un d’eux : François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu’au moment où, avec une émotion qui alla jusqu’à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d’accord avec elles. Tel, à l’instant que dans la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d’un homme qui a rendu des services à la patrie serrant la main aux derniers amis qui défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, se révolte, croyant à quelque moquerie dont on insulte son chagrin, puis lui, qui est resté maître de soi jusque-là, ne peut plus retenir ses larmes, lorsqu’il vient à comprendre que ce qu’il entend c’est la musique d’un régiment qui s’associe à son deuil et rend honneur à la dépouille de son père. Tel, je venais de reconnaître la douloureuse impression que j’avais éprouvée, en lisant le titre d’un livre dans la bibliothèque du prince de Guermantes, titre qui m’avait donné l’idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde du mystère que je ne trouvais plus en elle. Et pourtant ce n’était pas un livre bien extraordinaire, c’était François le Champi, mais ce nom-là, comme le nom des Guermantes, n’était pas pour moi comme ceux que j’avais connus depuis. Le souvenir de ce qui m’avait semblé inexplicable dans le sujet de François le Champi, tandis que maman me lisait le livre de George Sand, était réveillé par ce titre, aussi bien que le nom de Guermantes (quand je n’avais pas vu les Guermantes depuis longtemps) contenait pour moi tant de féodalité — comme François le Champi l’essence du roman — et se substituait pour un instant à l’idée fort commune de ce que sont les romans berrichons de George Sand. Dans un dîner, quand la pensée reste toujours à la surface, j’aurais pu sans doute parler de François le Champi et des Guermantes sans que ni l’un ni l’autre