Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

zoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc.), dans l’organisation de la vie spirituelle, est telle que le corps enferme l’esprit dans une forteresse ; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l’esprit se rende. Mais pour me contenter de distinguer les deux sortes de dangers menaçant l’esprit, et pour commencer par l’extérieur, je me rappelais que souvent déjà, dans ma vie, il m’était arrivé, dans les moments d’excitation intellectuelle où quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand je quittais en voiture, à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l’objet présent de ma pensée, et de comprendre qu’il dépendait d’un hasard, non seulement que cet objet n’y fût pas encore entré, mais qu’il fût avec mon corps même anéanti. Je m’en souciais peu alors. Mon allégresse n’était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie fuît dans une seconde et entrât dans le néant, peu m’importait. Il n’en était plus de même maintenant ; c’est que le bonheur que j’éprouvais ne tenait pas d’une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais, au contraire, d’un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s’actualisait le passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d’éternité. J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui.

Je n’avais plus mon indifférence des retours de