bertine aimât les femmes, idée avec laquelle j’avais fini par vivre sans même m’apercevoir de sa présence, car nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances, ne sont pas au-dessus de nos forces, et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres. — Oui, à cette œuvre, cette idée du temps, que je venais de former, disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela justifiait l’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps perdu ; mais était-il temps encore ? L’esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu’un temps. J’avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d’arbres lui cache la vue. Par une brèche il l’aperçoit, il l’a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit, où l’on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera plus !
Une condition de mon œuvre telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque était l’approfondissement d’impressions qu’il fallait d’abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée. Puis, du moment que rien n’était commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il fallait partir, en effet, de ceci que j’avais un corps, c’est-à-dire que j’étais perpétuellement menacé d’un double danger, extérieur, intérieur. Encore ne parlé-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur, comme celui d’une hémorragie cérébrale, est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps c’est la grande menace pour l’esprit. La vie humaine et pensante (dont il faut sans doute moins dire qu’elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu’elle est une imperfection encore aussi rudimentaire qu’est l’existence commune des proto-