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à me regarder avec une telle insistance que je m’arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit : « Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule. » C’était vrai. C’était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j’étais en fureur, je lui dis : « Je ne vous permets pas de me parler ainsi. » Il se mit à pleuvoir. Je lui dis : « Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture. — Hé bien, justement j’en ai une et je vais vous accompagner. — Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous. » Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir il arriva chez moi. Nous eûmes deux années d’un amour fou. » Elle reprit : « Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j’ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d’un air mélancolique, j’ai passé ma vie cloîtrée parce que je n’ai eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car, au fond, c’était un médiocre et je n’ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l’est ce pauvre duc ; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais qu’il n’est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c’était parce que je l’aimais follement, et je trouve qu’on peut bien sacrifier la danse, et le monde, et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement éviter des soucis à un homme qu’on aime. Pauvre Charles, il était si intelligent, si séduisant, exactement le genre d’hommes que j’aimais. » Et c’était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle n’était pas « son genre ». À vrai dire, « son genre », même plus tard, elle ne l’avait jamais été. Il l’avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons