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le même monde qu’elle depuis bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu’elle se le rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains détails qui m’avaient à moi semblé alors essentiels, que je n’allais pas à Guermantes et n’étais qu’un petit bourgeois de Combray, au temps où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu’elle ne m’invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l’année qui suivit son apparition à l’Opéra-Comique. À moi cela me semblait capital, car c’est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse de Guermantes m’apparaissait comme un Paradis où je n’entrerais pas, mais, pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre de toujours, et puisque j’avais, à partir d’un certain moment, dîné souvent chez elle, que j’avais d’ailleurs été, avant cela même, un ami de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du formidable anachronisme qu’elle faisait en faisant commencer cette amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j’eusse connu la Mme de Guermantes du nom de Guermantes impossible à connaître, que j’eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg Saint-Germain, alors que tout simplement j’étais allé dîner chez une dame qui n’était déjà plus pour moi qu’une dame comme une autre, et qui m’avait fait quelquefois inviter, non à descendre dans le royaume sous-marin des néréides mais à passer la soirée dans la baignoire de sa cousine. « Si vous voulez des détails sur Bréauté, qui n’en valait guère la peine, ajouta-t-elle en s’adressant à Bloch, demandez-en à ce petit qui le vaut cent fois : il a dîné cinquante fois avec lui chez moi. N’est-ce pas que c’est chez moi que vous l’avez connu ? En tout cas, c’est chez moi que vous avez connu Swann. » Et j’étais aussi surpris qu’elle pût croire que j’avais peut-être connu M. de Bréauté ailleurs