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d’inviter ainsi, à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu’elle l’eût tuée de désespoir en sollicitant de l’ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c’était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l’ennui d’être privée d’eux par cette gêneuse qu’était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d’une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d’air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m’y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c’était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.



La conversation que nous tenions, Gilberte et moi, fut interrompue par la voix de Rachel qui venait de s’élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l’actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin, s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant.

L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout des yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant