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monde exercent à partir d’un certain moment sur les bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce qu’est, dans l’ordre politique, la curiosité réciproque et le désir de faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C’est chez Mme  de Guermantes, c’est de Mme  de Guermantes, qu’elle avait reçu jadis sa plus terrible avanie. Rachel l’avait peu à peu non pas oubliée mais pardonnée, mais le prestige singulier qu’en avait reçu à ses yeux la duchesse ne devait s’effacer jamais. L’entretien, de l’attention duquel je désirais détourner Gilberte, fut, du reste, interrompu, car la maîtresse de maison vint chercher Rachel dont c’était le moment de réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse, parut sur l’estrade.



Or, pendant ce temps, avait lieu à l’autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d’arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu’on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle — parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène — scandale d’autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c’était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu’ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu’ils avaient connue Verdurin. Or, les