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la déception, l’étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première mademoiselle Swann étaient, en effet, retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d’attraction d’un autre univers, autour d’une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps et baignés d’un parfum d’aubépine. La fragmentaire Gilberte d’aujourd’hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux en ayant l’air de chercher dans sa tête. Et j’en fus heureux car cela l’empêcha de faire attention à un groupe qui se trouvait non loin de nous et dont la vue n’eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était : je n’en savais absolument rien. « Comme c’est drôle de voir ici Rachel », me dit à l’oreille Bloch qui passait à ce moment. Ce nom magique rompit aussitôt l’enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup la forme inconnue de cette immonde vieille, et je la reconnus alors parfaitement. De même, j’ai dit ailleurs que dès qu’on me nommait les hommes dont je ne pouvais reconnaître les visages l’enchantement cessait, et que je les reconnaissais. Pourtant il y en eut un que, même nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme, car il n’avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j’avais connu autrefois mais que j’avais retrouvé il y a quelques années. C’était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses moustaches et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité. Pour en revenir à Rachel, c’était bien avec elle, devenue une actrice célèbre et qui allait, au cours de cette matinée, réciter des vers de Musset et de La Fontaine, que la tante de Gilberte, la duchesse