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chambre de Mme  Putbus, Mlle  d’Orgeville, ou telle jeune fille dont j’avais vu le nom dans le compte rendu mondain d’un journal, parmi l’essaim des charmantes valseuses. Je la devinais belle, m’éprenais d’elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j’avais lu, dans l’Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j’avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s’élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d’abord au milieu d’un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m’étais attaché à l’imaginer ; ensuite, vue du côté du souvenir entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y continuer leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s’était faits dans une ville et qu’il est obligé d’abandonner quand il la quitte, parce que c’est là qu’eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s’il était là encore, au pied de l’église, devant la porte et sous les arbres du cours. Si bien que l’ombre de Gilberte s’allongeait, non seulement devant une église de l’Île-de-France où je l’avais imaginée, mais aussi sur l’allée d’un parc, du côté de Méséglise, celle de Mme  de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n’était, pour chacune de ces femmes, unique. Car, chacune, je l’avais connue à diverses reprises, en des temps différents où elle était une autre pour moi, où moi-même j’étais autre, baignant dans des rêves d’une autre couleur. Or la loi qui avait