Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.

Et peut-être, si tout à l’heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c’était parce que j’appelais vie spirituelle, à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment — exactement comme j’avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d’après des souvenirs sans vérité, alors que j’avais un tel appétit de vivre, maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.

Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux.

Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende