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moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que nous avons gardée d’eux. Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi pour ces jeunes filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer l’assouvir qu’à condition de le chercher dans un être du même âge, c’est-à-dire dans un autre être. J’avais pu souvent soupçonner que ce qui semble unique dans une personne qu’on désire ne lui appartient pas. Mais le temps écoulé m’en donnait une preuve plus complète, puisque, après vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que j’avais connues, celles possédant maintenant la jeunesse que les autres avaient alors. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu’il ne tient pas compte du temps perdu. Il m’arrivait parfois de souhaiter que par un miracle vinssent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j’avais cru, ma grand’mère, Albertine. Je croyais les voir, mon cœur s’élançait vers elles. J’oubliais seulement une chose, c’est que, si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant l’aspect que m’avait présenté à Balbec Mme  Cottard, et que ma grand’mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l’imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu’on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu’on représentait, au xviie siècle, les héros d’Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur anti-