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la tranchée de Mme  de Sévigné — en Orient, à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout-l’émir, comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Boilleau-l’Évêque, aurait dit le curé de Combray, s’il avait étendu sa soif d’étymologie aux langues orientales), de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans les Mille et une Nuits et que gagne chaque fois, après avoir quitté Bagdad ou avant d’y rentrer, pour s’embarquer ou débarquer, bien avant le général Townsend, aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.

« Il y a un côté de la guerre qu’il commençait à apercevoir, dis-je, c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l’offensive de mars 1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens ? Nous n’en savons rien. Peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l’événement de leur progression à l’ouest, vers Amiens, qui détermina leur projet. À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevski raconterait une vie. D’ailleurs, il est trop certain que la guerre n’est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme la Révolution russe. »

Dans toute cette conversation, Gilberte m’avait parlé de Robert avec une déférence qui semblait plus s’adresser à mon ancien ami qu’à son époux défunt. Elle avait l’air de me dire : « Je sais combien vous