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je me consolais en confondant, comme un marchand qui s’embrouille dans ses livres, la valeur de leur possession avec le prix auquel les avait cotées mon désir.

Mais pour d’autres êtres, le passé de mes relations avec eux était gonflé de rêves plus ardents, formés sans espoir, où s’épanouissait si richement ma vie d’alors, dédiée à eux tout entière, que je pouvais à peine comprendre comment leur exaucement était ce mince, étroit et terne ruban d’une intimité indifférente et dédaignée où je ne pouvais plus rien retrouver de ce qui avait fait leur mystère, leur fièvre et leur douceur.



« Que devient la marquise d’Arpajon ? demanda Mme de Cambremer. — Mais elle est morte, répondit Bloch. — Vous confondez avec la comtesse d’Arpajon qui est morte l’année dernière. » La princesse de Malte se mêla à la discussion ; jeune veuve d’un vieux mari très riche et porteur d’un grand nom, elle était beaucoup demandée en mariage et en avait pris une grande assurance. « La marquise d’Arpajon est morte aussi il y a à peu près un an. — Ah ! un an, je vous réponds que non, répondit Mme de Cambremer, j’ai été à une soirée de musique chez elle il y a moins d’un an. » Bloch, pas plus que les « gigolos » du monde, ne put prendre part utilement à la discussion, car toutes ces morts de personnes âgées étaient à une distance d’eux trop grande, soit par la différence énorme des années, soit par la récente arrivée (de Bloch, par exemple) dans une société différente qu’il abordait de biais, au moment où elle déclinait, dans un crépuscule où le souvenir d’un passé qui ne lui était pas familier ne pouvait l’éclairer. Et pour les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa signification étrange. D’ailleurs, on faisait tous les jours prendre