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langiste, et qui l’était de nouveau, passait, lui aussi, en envoyant aux dames un sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les mille liens du passé, comme un petit fantôme qu’une main invisible promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l’air d’une réduction en pierre ponce de soi-même. Cet ancien président du Conseil, si bien reçu dans le Faubourg Saint-Germain, avait jadis été l’objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais grâce au renouvellement des individus qui composent l’un et l’autre, et, dans les individus subsistant, des passions et même des souvenirs, personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n’y a-t-il pas d’humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti, sachant qu’au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne seront plus qu’une invisible poussière sur laquelle sourira la paix souriante et fleurie de la nature. L’individu momentanément taré se trouvera, par le jeu d’équilibre du temps, pris entre deux couches sociales nouvelles qui n’auront pour lui que déférence et admiration, et au-dessus desquelles il se prélassera aisément. Seulement c’est au temps qu’est confié ce travail ; et, au moment de ses ennuis, rien ne peut le consoler que la jeune laitière d’en face l’ait entendu appeler « chéquard » par la foule qui montrait le poing tandis qu’il entrait dans le « panier à salade », la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans le plan du temps, qui ignore que les hommes qu’encense le journal du matin furent déconsidérés jadis, et que l’homme qui frise la prison en ce moment, et peut-être en pensant à cette jeune laitière, n’aura pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un jour célébré par la presse et recherché par les duchesses. Le temps éloigne pareillement les querelles de famille. Et chez la princesse de Guermantes on voyait un couple où le mari et la femme avaient pour oncles, morts