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l’endormement, à l’anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d’une tulipe, au rococo d’un œillet ou d’un myosotis — des assiettes de Sèvres engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d’or, ou que noue, sur l’à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d’un ruban d’or — enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c’est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n’en ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean d’Heurs. Même le foie gras n’a aucun rapport avec la fade mousse qu’on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d’endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d’ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d’ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l’eau sur le poisson qu’elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise que j’ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un extraordinaire Léoville acheté à la vente de M. Montalivet et c’est un amusement pour l’imagination de l’œil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l’imagination de ce qu’on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n’a rien des barbues pas fraîches qu’on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes ; une barbue qu’on sert non avec la colle à pâte que préparent, sous le nom de sauce blanche, tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche, faite avec du beurre à cinq francs la livre ; de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d’un coucher de soleil sur une mer où passe la naviga-