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refusa de me donner ce renseignement. Au reste, il y avait longtemps qu’il eût cessé d’offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m’en enquérir machinalement, comme un vieillard qui, ayant perdu la mémoire, demande de temps à autre des nouvelles du fils qu’il a perdu.

Un autre jour je revins à la charge et demandai encore à Gilberte si Albertine aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. — Mais vous disiez autrefois qu’elle avait mauvais genre. — J’ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l’ai dit — mais vous faites erreur — je parlais au contraire d’amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là, du reste, cela n’allait probablement pas bien loin. »

Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu’elle-même, selon ce qu’Albertine m’avait dit, aimait les femmes et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j’avais aimé, que j’avais été jaloux d’Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité que nous ne croyons, mais l’étendre aussi trop loin et être dans l’erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l’erreur par l’absence de toute supposition) s’imaginait-elle que je l’étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu’on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte, depuis « le mauvais genre » d’autrefois jusqu’au certificat de bonne vie et mœurs d’aujourd’hui, suivaient une marche inverse des affirmations d’Albertine qui avait fini presque par avouer des demi-rapports avec Gilberte. Albertine m’avait étonné en cela comme sur ce que m’avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande, si j’avais d’abord cru, avant de la connaître, à sa perversité, je m’étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et