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lira l’histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s’accommodaient. D’autre part, je ne connaissais pas d’homme qui, sous le rapport de l’intelligence et de la sensibilité, fût aussi doué que Jupien ; car cet « acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d’aucune de ces instructions de collège, d’aucune de ces cultures d’université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable quand tant de jeune gens du monde ne tirent d’elles aucun profit. C’était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté. Or, le métier qu’il faisait pouvait à bon droit passer, certes, pour un des plus lucratifs, mais pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le « qu’en dira-t-on », comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même ne l’avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu’on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète ? Mais, chez lui comme chez Jupien, l’habitude de séparer la moralité de tout un ordre d’actions (ce qui, du reste, doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d’homme d’État et bien d’autres encore) devait être prise depuis si longtemps qu’elle était allée, sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral, en s’aggravant de jour en jour, jusqu’à celui où ce Prométhée consentant s’était fait clouer par la Force au Rocher de la pure matière. Sans doute je sentais bien que c’était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je