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charge, il ne cesse d’écrire à celle qu’il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris que si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé qu’elle peut se dispenser de donner davantage et profiter d’un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir, où il veut à tout prix terminer la guerre, en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations. D’ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l’amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l’affût d’une lettre, d’un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l’avait tourmenté d’abord mais qui s’est usé dans l’attente et a fait place à des besoins d’un autre ordre, plus douloureux d’ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu’on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l’incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu’on croit qu’on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu’elles peuvent s’offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s’ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l’inguérissable désir qu’ils ont d’elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu’elle n’a d’habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l’auréole qu’ils mettent autour d’elle est aussi un produit, mais, comme on voit, fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l’état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n’est pas à ceux à qui