ses yeux, relevé son col et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit : « C’était Monsieur Eugène. » Chez Jupien, comme dans les maisons de santé, on n’appelait les gens que par leur prénom tout en ayant soin d’ajouter à l’oreille, pour satisfaire la curiosité des habitués ou augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable. Quelquefois cependant Jupien ignorait la personnalité vraie de ses clients, s’imaginait et disait que c’était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères et charmantes pour ceux qu’on nommait à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours qui était Monsieur Victor. Jupien avait aussi l’habitude, pour plaire au baron, de faire l’inverse de ce qui est de mise dans certaines réunions. « Je vais vous présenter Monsieur Lebrun » (à l’oreille : « Il se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c’est le grand-duc de Russie » ). Inversement, Jupien sentait que ce n’était pas encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l’œil : « Il est garçon laitier, mais, au fond, c’est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait « apache » ). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d’ajouter quelques « citations ». « Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s’être battu (même air grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés et il a été au bat’ d’Af. Il a tué son sergent. »
Le baron en voulait même légèrement à Jupien, car il savait que dans cette maison, qu’il avait chargé son factotum d’acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l’oncle de Mlle d’Oloron, feu Mme de Cambremer, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c’était un surnom