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d’espions que cet hôtel. Un crime atroce allait y être consommé, si on n’arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c’est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j’entrai délibérément dans l’hôtel. Je touchai légèrement mon chapeau et les personnes présentes, sans se déranger, répondirent plus ou moins poliment à mon salut. « Est-ce que vous pourriez me dire à qui il faut m’adresser ? Je voudrais avoir une chambre et qu’on m’y monte à boire. — Attendez une minute, le patron est sorti. — Mais il y a le chef là-haut, insinua un des causeurs. — Mais tu sais bien qu’on ne peut pas le déranger. — Croyez-vous qu’on me donnera une chambre ? — J’crois. — Le 43 doit être libre », dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être tué parce qu’il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire place. « Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici », dit l’aviateur ; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. « Oui, mais alors, fermez d’abord les volets, vous savez bien qu’il est défendu d’avoir de la lumière à cause des Zeppelins. — Il n’en viendra plus de Zeppelins. Les journaux ont même fait allusion sur ce qu’ils avaient été tous descendus. — Il n’en viendra plus, il n’en viendra plus, qu’est-ce que tu en sais ? Quand tu auras comme moi quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion boche, tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés hier sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux enfants. — Une mère de famille avec ses deux enfants », dit avec des yeux ardents et un air de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien ne pas être tué et qui avait, du reste, une figure énergique, ouverte et des plus sympathiques. « On n’a pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n’a pas reçu de lettre de lui depuis