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comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu’elles n’avaient point perdue. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans doute ne faire que voir le Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré. Mais, dans ces deux cas, le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. « Est-ce que tout l’Orient de Decamps, de Fromentin, d’Ingres, de Delacroix n’est pas là dedans ? me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. Vous savez, moi, je ne m’intéresse jamais aux choses et aux êtres qu’en peintre, en philosophe. D’ailleurs je suis trop vieux. Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l’un de nous deux ne soit pas une odalisque. » Ce ne fut pas l’Orient de Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m’eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j’avais tant aimées, et, me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D’autre part, la chaleur du temps et de la marche m’avait donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la pénurie d’essence les rares taxis que je rencontrais, conduits par des Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul endroit où j’aurais pu me faire servir à boire et reprendre des forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel. Mais dans la rue assez éloignée du centre où j’étais parvenu, tous, depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels, faute d’employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui à la campagne et laissé