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geste pour s’y appuyer jusqu’à me faire aussi mal qu’autrefois, quand je faisais mon service militaire, le recul contre l’omoplate du « 76 »), il me dit comme pour adoucir le reproche : « Oui, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes. » Par surprise du reproche, manque d’esprit de repartie, déférence envers mon interlocuteur et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu’il m’y invitait, j’avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide car je n’avais pas l’ombre de dilettantisme à me reprocher. « Allons, me dit-il, je vous quitte (le groupe qui l’avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner). Je m’en vais me coucher comme un très vieux Monsieur, d’autant plus qu’il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes qu’affectionne Norpois. » Je savais, du reste, qu’en rentrant chez lui M. de Charlus ne cessait pas pour cela d’être au milieu des soldats, car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de son bon cœur.

Il faisait une nuit transparente et sans un souffle. J’imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il resta en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelque temps à me la malaxer, eût dit jadis Cottard,