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qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations, car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu’il fallait y mettre du sien et y a dit : « Prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien », et ma foi ce Monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu’il ne mérite, car c’est une tête brûlée, mais ce Monsieur est si bon que j’ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce Monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit Théodore pour le mettre dehors, bien sûr qu’il ne l’abandonnera jamais. »

De même estimait-elle plus Saint-Loup que Morel et jugeait-elle que, malgré tous les coups que Morel avait faits, le marquis ne le laisserait jamais dans la peine, car c’est un homme qui avait trop de cœur, ou alors il faudrait qu’il lui soit arrivé à lui-même de grands revers.

C’est au cours d’un de ces entretiens, qu’ayant demandé le nom de famille de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi, je compris brusquement que c’était lui qui m’avait écrit pour mon article du Figaro cette lettre, d’une écriture populaire et d’un langage charmant, dont le nom du signataire m’était alors inconnu.

Saint-Loup insistait pour que je restasse à Tansonville et laissa échapper une fois, bien qu’il ne cherchât visiblement plus à me faire plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie telle qu’elle en était restée, à ce qu’elle lui avait dit, transportée de joie tout un soir, un soir où elle se sentait si triste que je l’avais, en arrivant à l’improviste, miraculeusement sauvée du désespoir, « peut-être du pire », ajouta-t-il. Il me demandait de tâcher de la persuader qu’il l’aimait, me disant que la femme qu’il aimait aussi, il l’aimait