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d’un crime. Je ne doute pas que l’intercession de l’Archange Michel, mon saint patron, n’ait joué là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l’avoir tant négligé pendant plusieurs années et d’avoir si mal répondu aux innombrables bontés qu’il m’a témoignées, tout spécialement dans ma lutte contre le mal. Je dois à ce serviteur, je le dis dans la plénitude de ma foi et de mon intelligence, que le Père céleste ait inspiré à Morel de ne pas venir. Aussi, c’est moi maintenant qui me meurs. Votre fidèlement dévoué, Semper idem, P. G. Charlus. » Alors je compris la peur de Morel ; certes il y avait dans cette lettre bien de l’orgueil et de la littérature. Mais l’aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi que le « côté presque fou » que Mme de Guermantes trouvait chez son beau-frère ne se bornait pas, comme je l’avais cru jusque-là, à ces dehors momentanés de rage superficielle et inopérante.

Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus, lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas, il continua ainsi : « Je ne sais pas, du reste, pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c’est la guerre, mais on danse, on dîne en ville. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu’un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l’interrompant, les enfants s’instruiront plus tard en regardant dans les livres de classes illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d’aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes finissant de peindre ses faux sourcils ; ce sera matière à cours pour les Brichot de l’avenir ; la frivolité d’une époque quand dix siècles ont passé