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croit cependant avoir raison — comme c’était le cas pour l’Allemagne — et celle qui a raison donne parfois de son bon droit des arguments qui ne lui paraissent irréfutables que parce qu’ils répondent à sa passion. Dans ces querelles d’individus, pour être convaincu du bon droit de n’importe laquelle des parties, le plus sûr est d’être cette partie-là, un spectateur ne l’approuvera jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l’individu, s’il fait vraiment partie de la nation, n’est qu’une cellule de l’individu : nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu’ils allaient être battus qu’aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui avait dit qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne on se le fait à soi-même par l’espérance qui est un genre de l’instinct de conservation d’une nation si l’on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu’a d’injuste la cause de l’individu Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu’a de juste la cause de l’individu France, le plus sûr n’était pas pour un Allemand de n’avoir pas de jugement, pour un Français d’en avoir, le plus sûr pour l’un ou pour l’autre c’était d’avoir du patriotisme. M. de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d’affection, de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses — parmi lesquelles celle d’avoir eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle — n’avait pas de patriotisme. Il était, par conséquent, du corps France comme du corps Allemagne. Si j’avais été moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir une des cellules du corps France, il me semble que ma façon de juger la querelle n’eût pas été la même qu’elle eût pu être autrefois. Dans mon adolescence, où je croyais exactement ce qu’on me disait, j’aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute,