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tout cas à approprier. » Madame de Mortemart se dit que le mezzo-voce, le pianissimo de sa question avaient été peine perdue, après le « gueuloir » par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de Valcourt n’entendit rien, pour la raison qu’elle ne comprit pas un seul mot. Ses inquiétudes diminuèrent, et se fussent rapidement éteintes, si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d’avoir à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la laisser de côté si l’autre savait « avant », n’eût de nouveau levé les paupières dans la direction d’Édith, comme pour ne pas perdre de vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne pas trop s’engager. Elle comptait, le lendemain de la fête, lui écrire une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu’on croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par exemple : « Chère Édith, je m’ennuie après vous, je ne vous attendais pas trop hier soir (comment m’aurait-elle attendue, se serait dit Édith, puisqu’elle ne m’avait pas invitée ?) car je sais que vous n’aimez pas extrêmement ce genre de réunions, qui vous ennuient plutôt. Nous n’en aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de Mortemart n’employait ce terme « honoré », excepté dans les lettres où elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste, vous avez bien fait, car cela a été tout à fait raté, comme toutes les choses improvisées en deux heures, etc. » Mais déjà le nouveau regard furtif lancé sur elle avait fait comprendre à Édith tout ce que cachait le langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort qu’après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et l’intention de cachotterie qu’il contenait rebondirent sur un jeune Péruvien que Mme de Mortemart