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les musiciens originaux, et qui est une preuve de l’existence irréductiblement individuelle de l’âme. Que Vinteuil essayât de faire plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce qu’il apercevait se reflétant en beau dans l’esprit du public, Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l’avait-il appris, entendu ? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au plus, de cette patrie Vinteuil, dans ses dernières œuvres, semblait s’être rapproché. L’atmosphère n’y était plus la même que dans la sonate, les phrases interrogatives s’y faisaient plus pressantes, plus inquiètes, les réponses plus mystérieuses ; l’air délavé du matin et du soir semblait y influencer jusqu’aux cordes des instruments. Morel avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait choquer. Quand la vision de l’univers se modifie, s’épure, devient plus adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste, le public le plus intelligent ne s’y trompe pas puisque l’on déclara plus tard les dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme, aucun sujet n’apportait un élément intellectuel de jugement. On devinait donc qu’il s’agissait d’une transposition, dans l’ordre sonore, de la profondeur.

Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent