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le patriotisme prendrait une autre forme, et d’un écrivain chauvin on ne s’occuperait même pas s’il avait été ou non dreyfusard. C’est ainsi que, à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme Verdurin avait arraché petit à petit, comme l’oiseau fait son nid, les bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un jour son salon. L’affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui restait. La force de Mme Verdurin, c’était l’amour sincère qu’elle avait de l’art, la peine qu’elle se donnait pour les fidèles, les merveilleux dîners qu’elle donnait pour eux seuls, sans qu’il y eût des gens du monde conviés. Chacun d’eux était traité chez elle comme Bergotte l’avait été chez Mme Swann. Quand un familier de cet ordre devenait, un beau jour, un homme illustre que le monde désire voir, sa présence chez une Mme Verdurin n’avait rien du côté factice, frelaté, d’une cuisine de banquet officiel ou de Saint-Charlemagne faite par Potel et Chabot, mais tout au contraire d’un délicieux ordinaire qu’on eût trouvé aussi parfait un jour où il n’y aurait pas eu de monde. Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût de celui-ci se détournait de l’art raisonnable et français d’un Bergotte et s’éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin, sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse Yourbeletief, servir de vieille fée Carabosse, mais toute-puissante, aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement esthétique, mais peut-être aussi vive que l’affaire Dreyfus. Là encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait être au premier rang.