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avez-vous jamais vu chez moi qu’on vous récompensât d’un pet, au lieu d’un applaudissement frénétique ou d’un silence plus éloquent encore parce qu’il est fait de la peur de ne pouvoir retenir, non ce que votre fiancée nous prodigue, mais le sanglot que vous avez amené au bord des lèvres ? »

Quand un fonctionnaire s’est vu infliger de tels reproches par son chef, il est invariablement dégommé le lendemain. Rien, au contraire, n’eût été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant même d’avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés d’impertinences. « Elle est charmante. Comme vous êtes musicien, je pense qu’elle vous a séduit par la voix, qu’elle a très belle dans les notes hautes où elle semble attendre l’accompagnement de votre si dièse. Son registre grave me plaît moins, et cela doit être en rapport avec le triple recommencement de son cou étrange et mince, qui, semblant finir, s’élève encore en elle ; plutôt que des détails médiocres, c’est sa silhouette qui m’agrée. Et comme elle est couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu’elle me donne une jolie découpure d’elle-même en papier. »

Charlie avait d’autant moins écouté ces éloges que les agréments qu’ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé. Mais il répondit à M. de Charlus : « C’est entendu, mon petit, je lui passerai un savon pour qu’elle ne parle plus comme ça. » Si Morel disait ainsi « mon petit » à M. de Charlus, ce n’est pas que le beau violoniste ignorât qu’il eût à peine le tiers de l’âge du baron. Il ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette simplicité qui, dans certaines relations, postule que la suppression de la différence d’âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse feinte chez Morel. Chez d’autres la tendresse sincère. Ainsi, vers cette